Les meilleurs histoires sont celles que l’on attend le moins, et celle-ci ne fait pas exception à la règle.
Nous sommes vendredi, j’ai prévu de faire la "Great Walk" de Waikaremoana demain en une journée (la météo est fantastique, et cela me laissera dimanche pour récupérer avant de reprendre mon travail de volontaire lundi). L’équipe organise pour midi un grand barbecue pour célébrer Noël en avance. Juste avant de partir pour le repas, Rob et Rick, les deux Maoris de l’équipe de préservation des kiwis, viennent me voir. Ils me demandent si je suis intéressé pour venir avec eux récupérer un œuf de kiwi pendant la nuit. Après une courte hésitation, je finis par accepter leur offre : nous dormirons dans un refuge de l’autre côté du lac et ils me déposeront au début de la great walk demain matin. Je pack mes affaires en hâte et c’est parti pour un autre repas gargantuesque à la Maori.
Rob et Rick font équipe depuis plusieurs années, et semblent être les parfaits opposés. Rob est petit et chétif, discret et aventureux. Rick au contraire est presque aussi haut que moi pour trois fois mon poids, n’arrête pas de faire des blagues bien grasses, souvent misogynes, et préfère rester assis dans son mini kart tout terrain à surveiller les opérations. Je les aime bien tous les deux dans leur style. 5 autres invités viennent s’ajouter à l’équipe qui ira passer la nuit de l’autre côté du lac : la belle jeune Calsi, juriste et écologiste à la fois, son collègue Shawn, pauvre bossu condamné à regarder ses pieds en permanence (pour regarder plus de deux pas devant lui, il est obligé d’adopter une bien étrange position en fléchissant ses genoux et se mettant sur la pointe des pieds), un scientifique ayant fait sa thèse ici une dizaine d’années auparavant, un autre scientifique influent spécialiste dans les kiwis, que tout le monde appelle "docteur Jones", et Candy, l’ambassadrice des Etats-Unis en Nouvelle Zélande, amie du docteur Jones.
Une fois le repas fini, nous nous rendons au bateau de Rob, où son chien Poko nous attend. Ce chien extraordinaire a été élevé par Rob depuis son plus jeune âge dans le but de trouver les kiwis dans le bush (les chiens sont normalement interdis bien évidemment dans la réserve). Nous passons ensemble la soirée de l’autre côté du lac, dans un refuge réservé à l’équipe.
En marchant quelques pas à côté de la maisonnette, je vois soudain un gros opossum en train de marcher maladroitement dans l’herbe. Je préviens l’équipe, et Rick s’active tout à coup : "Chope le ! Chope le !" me dit-il. Je rattrape sans peine le gros opossum au moment où il commence à monter dans un arbre. "Chope le par la queue ! Fais le tourner pour ne pas qu’il t’attrape le bras, et éclate lui la tête contre le sol !", continue à me crier le gros Rick. Bien sûr, je suis incapable de faire une telle chose à cette grosse peluche, et me contente juste de l’immobiliser un moment, le caresser pour sentir la douceur de sa fourrure, et le laisser monter plus haut dans l’arbre. J’ai eu le droit à d’inévitables boutades de la part du gros Maori ponctuées de quelques "useless froggy", mais moi en tout cas je m’étais bien amusé de la scène : ce stupide animal essayer de s’enfuir maladroitement, le gros Rick s’exciter soudain mais tout en restant à l’entrée du refuge, le reste du groupe sans aucune réaction, et moi au milieu qui ne pouvait m’empêcher de rire de bon cœur en regardant l’animal.
Une fois la nuit tombée, nous nous séparons en deux groupes : avec l’ambassadrice Candy, nous suivront Rob pour aller chercher l’œuf, tandis que les autres restent proches du refuge pour entendre les chants de kiwis.
La traversée en bateau de nuit est magnifique, guidée par la lueur des étoiles. Je suis très excité de la suite des événements, et Rob également même s’il n’en montre rien : malgré ses nombreuses années à travailler avec les kiwis, c’est la première fois qu’il participe à une opération de sauvetage comme celle-ci. Nous attachons notre bateau sur la presqu’île réserve de kiwis, allumons nos lampes frontales et nous enfonçons dans la forêt. Après une bonne heure de marche, nous arrivons à porté du transmetteur du kiwi que nous traquons. Nous nous arrêtons pour déplier l’antenne portative que nous avons sur nous, et la pointons vers la position du nid. Le père kiwi s’y trouve toujours, protégeant l’entrée. Nous devons attendre qu’il parte sans nous faire voire (dans le cas contraire il ne quitterait pas son nid de la nuit).
Pendant l’attente, Rob nous dit qu’il aurait du prendre ses pilules de morphine… Je lui demande pourquoi il a besoin de morphine, et il finit par nous raconter une histoire aussi effroyable qu’impressionnante : Rob a la maladie des os de verre. Pour lui, cette maladie ne lui a pas causé de multiple fractures comme c’est le cas normalement, mais les tissus osseux détruisaient ses cellules sanguines. Il a commencé à avoir des complications à l’âge de 30 ans, alors qu’il ignorait jusqu’à lors qu’il était porteur de cette maladie. N’ayant d’autre choix, il a du se faire hospitaliser et subir trois semaines d’intense chimio-thérapie afin de détruire son propre squelette, et se faire ensuite injecter des tissus osseux d’une autre personne pour se reconstruire un nouveau squelette. L’opération avait de très faible chance de réussite (sur les 5 patients qui étaient avec lui, lui-seul a survécu), mais après 8 mois d’hospitalisation, il était de nouveau sur pied. Ayant à présent le squelette de quelqu’un d’autre, son organisme réagit parfois de manière douloureuse, ainsi Rob doit prendre quotidiennement sa morphine.
Nous retentons encore d’intercepter le signal du transmetteur, mais notre kiwi n’est plus là. Quelques minutes plus tard, nous l’entendons chanter au loin, appelant sa femelle. C’est le moment pour nous d’entrer en scène. Nous finissons notre chemin pour arriver jusqu’au nid (pas un nid d’hirondelle, mais plutôt un terrier), et récupérons l’œuf, magnifique, d’une taille impressionnante. Après une petite triste pensée pour le pauvre père kiwi quand il reviendra à son nid (selon le transmetteur, cela faisait 82 jours qu’il couvait son œuf), nous rentrons avec notre trophée. De retour au refuge, à 2h du matin, nous pouvons entendre les ronflements du gros Rick depuis le bateau.
A 6h30, il fait déjà bien jour, impossible de dormir d’avantage. Je partage le petit déjeuné avec les autres, nous plions bagages, et on me dépose au départ de la great walk un peu après 9h. Malgré la courte nuit, je traverse la randonnée sans problème, avalant les 45 km en gérant bien mon effort. Je prend le temps de m’arrêter dans les huts pour discuter avec quelques randonneurs, faire quelques photos. La première partie du chemin suit le contour du lac Waikaremoana, offrant des paysages semblables à ceux que je pouvais avoir depuis le bateau. La fin du tracé monte dans les montagnes, offrant une vue panoramique magnifique sur le lac, une de ces vues qui restent à jamais gravée en mémoire.
A 16h30, j’ai fini la great walk. Il me reste encore 15 km afin de rentrer dans mon logement, en suivant la route. Espérant au début faire du stop, finalement je me résous à finir ce chemin par moi-même (de toute façon, je ne croise aucune voiture à part à 3 km de la fin de ma route). Bientôt à court d’eau sous le soleil de plomb, j’arrive enfin à mon logement à 18h, épuisé, mais heureux d’être arrivé jusqu’au bout. 60 km dans la journée, voilà un nouveau record de distance parcourue en une journée (et ce après une bien courte nuit !).